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S’élever au-dessus de la peur

05 February 2024
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Soraya Sarhaddi Nelson
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Hors-piste

S’élever au-dessus de la peur

February 5, 2024

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Soraya Sarhaddi Nelson

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S’élever au-dessus de la peur

February 5, 2024

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Soraya Sarhaddi Nelson

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« Je vais mourir. » C’est ce qu’a pensé Hanifa Yousoufi en aout 2018, alors qu’elle s’agrippait à une arête rocheuse sur la montagne la plus élevée de l’Afghanistan, le Noshaq. L’altitude, le vent et la neige avaient sapé l’énergie de la jeune Afghane, et les risques, notamment celui de se faire des engelures, étaient de plus en plus grands.

Malgré tout, Hanifa se sentait davantage en sécurité au bord de ce précipice qu’à bien d’autres endroits au pays. Le caractère prudent de sa chef d’expédition, l’Américaine Emilie Drinkwater, y était certes pour quelque chose. Mais c’étaient surtout les conditions dans lesquelles les femmes afghanes vivent au quotidien qui marquaient le contraste.

Là-haut, il n’y a pas de terrorisme, pas de misogynie, pas de pauvreté. Hanifa, qui ne sait ni lire ni écrire, sait pourtant transmettre avec éloquence l’émotion qui l’habite : « Je me sens libre quand je suis dans les montagnes, comme un rossignol qu’on aurait laissé sortir de sa cage. »

Hanifa Yousoufi, au camp de base du mont Noshaq. Photo : Erin Trieb

La passion qu’entretient la Kaboulie de 26 ans pour la grimpe est forte — plus forte que celle de tous les autres alpinistes que j’ai rencontrés en Afghanistan. La pratique des sports de montagne y reste peu répandue, et carrément rare chez les femmes.  

De fait, l’Afghanistan est pour elles « le pire pays au monde », selon Amnesty International. Terrorisme, violence familiale, viols, attaques menées contre les écolières et les femmes actives qui osent sortir en public... Environ 84 % des Afghanes sont analphabètes, et 2 sur 5 sont contraintes de se marier avant l’âge de 16 ans.

Hanifa, elle, en avait 15 quand c’est arrivé. Mais elle a fini par se sauver. Après une jeunesse marquée par l’obéissance, d’abord envers sa famille, puis envers sa belle-famille, chaque pas qu’elle a fait sur la montagne lui a permis de s’éloigner un peu plus de son passé. Parce qu’elle ose défier les normes fondées sur le genre, la société afghane la traite aujourd’hui avec mépris.

C’est sa volonté de réécrire les règles, plus que ses habiletés ou son expérience, qui a aidé Hanifa à devenir la première femme afghane à atteindre le haut du mont Noshaq, culminant à 24 580 pi. Seulement trois hommes afghans ont foulé le sommet avant elle.

Shogufa Bayat, Hanifa Yousoufi et Neki Haidari à l’aéroport de Kaboul. Photo : Erin Trieb

L’expédition, à laquelle j’ai participé dans le cadre de l’écriture d’un ouvrage, était dirigée par Ascend: Leadership through Athletics — une organisation américaine établie à Kaboul et pour laquelle Hanifa travaille. Ascend recrute des femmes afghanes de 15 à 23 ans, et les prépare à devenir des leaders et des entrepreneures au sein de leur communauté, notamment en renforçant leur confiance et leurs compétences.

La fondatrice et directrice générale de l’organisation, Marina Kielpinski LeGree, est une ancienne travailleuse humanitaire diplômée d’Harvard et de l’Université George Washington. Elle est l’une des rares personnes occidentales que je connais qui comprennent réellement les Afghans et leur réticence quant aux interventions extérieures. De moins en moins de travailleurs étrangers s’aventurent en Afghanistan ces jours-ci — trop risqué. Les talibans exercent un contrôle partiel ou total sur plus de la moitié du territoire. Environ 14 000 soldats américains et 12 000 soldats d’autres pays de l’OTAN et d’États partenaires y sont déployés.

Au départ, l’ascension du Noshaq par l’équipe d’Ascend devait avoir lieu à l’été 2016. Des difficultés logistiques et des problèmes de sécurité ont cependant retardé l’expédition. Le mont Noshaq n’a pas grand-chose à voir avec l’Everest, par exemple. Ce dernier est situé dans une région paisible et desservie par des routes d’approvisionnement établies de longue date. Les alpinistes peuvent compter sur des sherpas prêts à porter leur équipement à des altitudes où le taux d’oxygène est très faible. À l’inverse, le mont Noshaq est à cheval sur une frontière isolée et instable entre le nord-est de l’Afghanistan et le Pakistan. L’approvisionnement est difficile et les porteurs expérimentés sont rares. Nombre d’entre eux refusent d’aller au-delà du camp de base du Noshaq, qui est situé à 15 500 pi.

Rob Gray, Sandro Gromen-Hayes,  Hanifa Yousoufi et Emilie Drinkwater  durant l’ascension.
Photo : Theresa Breuer

Le jour de l’été 2018 où nous devions quitter Kaboul, un autre problème s’est présenté : les pilotes que nous avions embauchés ont annulé le vol. Les talibans avaient en effet repris le contrôle du district voisin de la ville d’Ishkashim, où nous devions atterrir. Ils avaient abattu un hélicoptère de l’armée afghane, et nos pilotes, des Occidentaux, craignaient que leurs petits avions à hélices soient les suivants. Il n’était pas non plus possible de se rendre au pied de la montagne par la route, car les insurgés dominaient une bonne partie du territoire à l’extérieur des villes.

Marina a finalement réussi à trouver une compagnie de nolisage disposée à nous aider; elle nous transporterait donc jusqu’à une piste d’atterrissage située à 11 heures de voiture d’Ishkashim, par des routes de terre. Une fois là-bas, nous avons été retardées par des fonctionnaires locaux craintifs à l’idée d’autoriser des journalistes et des femmes alpinistes à accéder à la montagne. Puis, au départ du sentier, le commissaire de police a refusé de nous laisser passer et nous a traitées de « Siah-sar », ce qui veut dire « têtes noires » — un terme afghan employé pour parler péjorativement des femmes. Pour Freshta Ibrahimi, la coordonnatrice de programmes d’Ascend, ç’a été la goutte de trop. « Alors, c’est sécuritaire ou non ? », a-t-elle demandé. Elle a ensuite insisté pour qu’il cesse de fixer sa poitrine. Après 30 minutes d’échanges houleux, Freshta s’est tournée vers moi et a lancé : « Allons-y, on a perdu assez de temps. » Elle s’est dirigée vers le sentier d’un pas décidé.

***

Quand l’équipe est arrivée au camp de base, trois jours plus tard, c’était la fin juillet. Sur le plan des conditions météo, la période idéale pour l’ascension du Noshaq touchait à sa fin. Nous n’en savions pas beaucoup plus sur la montagne, d’ailleurs; aucun des membres du groupe ne s’y était mesuré. Encore aujourd’hui, il n’existe pas de carte détaillée du Noshaq. Ceux qui ont emboité le pas aux grimpeurs japonais qui l’ont conquis en 1960 ont laissé peu de notes. Et ils ne sont pas nombreux, en raison des décennies de guerre qui ont ravagé l’Afghanistan. Ce n’est cependant pas une ascension très technique, semble-t-il; les quelques alpinistes qui s’y sont collés l’ont généralement fait sans bonbonne d’oxygène. 

Fort animé, le camp de base nous a presque fait oublier à quel point nous étions loin de tout. Cinq alpinistes polonais (dont Lukasz Kocewiak, qui grimpait en solo) de même qu’une autre équipe européenne nous ont rejoints sur le terrain rocheux où les rares sources d’eau potable coulaient en de minces filets.

Les espoirs que nous nourrissions de voir les quatre Afghanes gravir le sommet commençaient à s’estomper. Emilie, la chef d’expédition, et Vibeke Sefland, son assistante norvégienne, étaient préoccupées par le fait que les membres de l’équipe n’avaient pas beaucoup d’expérience sur les terrains enneigés. Après une sortie d’entrainement peu concluante, les deux guides ont décidé que seule Hanifa, la plus forte des quatre, les accompagnerait jusqu’en haut.

Photo : Rob Gray

Le 31 juillet 2018 était une journée froide, mais ensoleillée. Vêtue d’un foulard turquoise et d’un manteau de duvet rouge, Hanifa s’est mise en route, bien déterminée à entrer dans l’histoire. Malgré leur déception, deux de ses coéquipières adolescentes, Neki Haidari et Shogufa Bayat, l’ont consciencieusement aidée à préparer ses vêtements, son équipement et ses vivres. Elles l’ont ensuite serrée dans leurs bras et lui ont promis de rester disponibles par walkietalkie.

En plus d’Emilie et de Vibeke, Hanifa était accompagnée de trois membres de l’équipe de tournage, dont l’un était un médecin écossais. La moraine offrait un terrain difficile. Vibeke m’a expliqué qu’une bonne partie de la neige et de la glace avait fondu. « Ça bouge, ça glisse et il y a des trucs qui se détachent. C’est du schiste, partout, et de très mauvaise qualité. Ce n’est pas comme du granite ou une autre surface [ferme] du genre », a-t-elle ajouté. Vibeke n’avait jamais rien vu de tel, ce qui n’est pas peu dire, considérant que des montagnes plus hautes et plus difficiles que le Noshaq émaillent sa feuille de route.

Au départ, Hanifa — qui ne parle pas vraiment l’anglais, s’exprimant plutôt en dari — s’en tirait bien. « Elle marchait littéralement sur mes talons », raconte Emilie. Mais la situation a changé lorsqu’elles ont atteint le camp 2, à 20 200 pi d’altitude.

Cette nuit-là, Hanifa a dormi d’un sommeil agité. Le matin, elle présentait des signes du mal aigu des montagnes : ses yeux sombres avaient un aspect vitreux, la tête lui élançait et elle vomissait tout ce qu’elle avalait. Son taux d’oxygène sanguin était tombé à 49 %, bien en deçà du minimum de 70 % considéré comme sécuritaire à cette hauteur. Emilie et Vibeke ont décidé que « c’était fini pour Hanifa » — du moins, pour un temps —, et qu’elle devait redescendre au camp 1 pour récupérer.

Mais la jeune femme refusait de partir. « J’avais peur qu’Emilie ne veuille pas m’accompagner pour une autre tentative si je rebroussais chemin, explique-t-elle. À ce point-là de l’aventure, je ne voulais pas abandonner l’idée de gravir jusqu’au sommet. »

Hanifa a finalement changé d’idée après avoir échangé avec Lukasz, l’alpiniste polonais qui, lui, était en train de redescendre. Il était le premier à avoir atteint le point culminant de l’Afghanistan depuis plusieurs années. Avec des gestes et quelques rares mots d’anglais, « il m’a assuré que je pourrais atteindre mon objectif, à la condition que je prenne d’abord soin de moi », raconte Hanifa.

Cinq jours plus tard, Hanifa était rendue au camp 4, le dernier arrêt avant l’ascension finale. D’après Emilie, il leur avait fallu une heure pour y arriver à partir du camp 3, en suivant les traces gelées de Lukasz.

Le soleil se couchait. Hanifa semblait souffrir d’hypothermie, en plus d’être de nouveau atteinte du mal des montagnes. (Elle a finalement eu des engelures aux orteils, mais elles ont guéri depuis.) Cette nuit-là, son taux d’oxygène a chuté à 54 % — ce qui n’était pas dangereux, d’après Vibeke, mais pas exactement idéal non plus. Le lendemain matin, toutefois, elle avait récupéré et était prête à continuer. « On avançait lentement », raconte Emilie. Les membres de l’équipe ouvraient le chemin à tour de rôle. « On marchait dans une épaisse couche de neige. Il y avait, sur le dessus, une sorte de croute qui n’arrêtait pas de se casser. À chaque avancée, on espérait qu’elle tienne bon et qu’on ne s’enfonce pas, mais c’était immanquable : la croute se fissurait à tout coup. »

« Tout est difficile à cette altitude, même faire un pas », explique Vibeke, ajoutant qu’ils prenaient de longues pauses toutes les demi-heures pour attendre les membres les plus lents.

En fin de compte, Emilie a dû redescendre avec un membre de l’équipe de tournage qui se portait mal; c’est donc Vibeke qui a guidé Hanifa jusqu’au sommet du mont Noshaq. Elles l’ont atteint à 19 heures, juste avant le coucher du soleil.

Le visage d’Hanifa était inondé de larmes. Adressant au ciel une prière de remerciement, elle a plongé la main dans son sac pour en tirer un drapeau afghan. « J’étais tellement heureuse que je ne sentais même plus l’épuisement. Je tremblais, mais je ne savais pas si c’était de froid ou d’excitation. »

Les deux bras tendus dans les airs, Hanifa tenait le drapeau, violemment secoué par les bourrasques. Elle a crié les noms de toutes les membres de l’équipe Ascend dans l’espoir que le vent les transporte au loin. « J’ai fait ça pour elles et pour toutes les femmes d’Afghanistan », raconte-t-elle.

***

Pour Hanifa, la peur du regard des Afghans sur son exploit a été beaucoup plus difficile à surmonter que le défi de l’expédition. Si elle espère inciter d’autres filles à grimper, elle s’inquiète que ses voisins à Kaboul sachent ce qu’elle a fait. « Je crains qu’on me lance de l’acide au visage si on me reconnait dans la rue », explique-t-elle.

Hanifa refuse donc les demandes d’entrevue des médias de son pays. Récemment, elle est devenue la première femme afghane à prononcer une allocution devant la Société royale géographique de Londres. Elle y a raconté avoir été prise de panique en voyant sa photo sur le papier journal froissé avec lequel le boulanger du coin emballait le pain.

Onze jours après le discours et quelques heures avant un vol qui devait les ramener à Dubaï, puis à Kaboul, Hanifa et Freshta, coordonnatrice pour Ascend, se sont sauvées. Selon leurs amis et parents, les deux femmes ont l’intention de demander l’asile au Royaume-Uni.

« Le fardeau de la peur constante a fini par trop leur peser », croit Marina. La fondatrice d’Ascend leur souhaite la meilleure des chances et espère qu’elles n’hésiteront pas à reprendre contact avec elle. De son côté, elle n’a pas l’intention de cesser d’aider d’autres femmes afghanes à devenir des alpinistes et des leaders.

Le mois prochain, six des coéquipières d’Hanifa suivront une formation d’instructeur d’escalade à la moulinette afin d’obtenir une certification de l’Association américaine des guides de montagne. C’est la première fois que l’Association offre ce cours ailleurs qu’aux États-Unis.

Si les membres de l’équipe Ascend passent le test, elles seront les premières instructrices d’escalade officielles de leur pays. Elles pourront ainsi transmettre à d’autres femmes afghanes le sentiment de liberté et de sécurité qu’Hanifa a gouté au-dessus des nuages.

Photos : Rob Gray
La correspondante spéciale Soraya Sarhaddi Nelson habite Berlin, où elle travaille pour le réseau de radiodiffusion américain NPR. Elle rédige présentement un ouvrage sur les femmes afghanes qui pratiquent l’alpinisme. En 2006, elle a ouvert le premier bureau de NPR à Kaboul. Sa couverture de l’Afghanistan lui a valu plusieurs honneurs au fil des ans.
NOUVEAU MAGAZINE nº17

ÉPHÉMÈRE

Dans ce numéro, nous explorons l’art de l’instant, la mort, la nature, les relations qui se fanent ou se transforment. À travers des récits où l’impermanence et la précarité du vivant se révèlent, nous réfléchissons à la manière dont nous vivons, créons et nous engageons dans un monde en perpétuelle mouvance.
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