March 12, 2023
Photo par
Catherine Bernier
March 12, 2023
Photo par
Catherine Bernier
Bien avant ma visite, j’avais entendu parler de Shobac comme d’un lieu prisé de location de chalets en bord de mer, conçus par un architecte réputé. Mais ce que je m’apprête à découvrir ce jour-là dépasse largement cette préface.
Un après-midi d’automne, je conduis d’Halifax jusqu’à Lunenburg — un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. De là, je sillonne les routes de campagne qui me mèneront ultimement à Upper Kingsburg, où l’estuaire de LaHave rencontre l’océan Atlantique et la plage de Hirtle, donnant une nette impression de bout du monde.
Au passage, quelques granges et maisons en bardeaux de cèdres se présentent à la manière acadienne: tissée serré. Au tournant, une enseigne modeste annonce Shobac. Le nom du lieu a été donné par l’architecte Brian MacKay-Lyons, et réfère à Christian Shoubach, qui possédait cette terre au début des années 1600. Le dernier virage, enfin, laisse entrevoir une ouverture vers l’immensité; du haut de la colline, j’aperçois l’œuvre de la nature et l’œuvre de Brian, réunies en une seule.
Le village reconstitué de Shobac comprend des bâtiments historiques — certains récupérés à partir de ruines, certains rescapés d’autres villages — et des bâtiments modernes, unifiés par leurs formes et leur palette de matériaux. Avec son toit à pignon traditionnel, la Gate House en acier Corten dialogue avec la Barn et la Schoolhouse du 19e siècle. Au bord des falaises, les quatre cabines et le Studio conjuguent leur silhouette de granges à leur fonction d’«appareils d’observation du paysage», selon les dires de l’architecte. Ces bâtiments communiquent par un chemin de campagne avec l’agglomération de maisons privées disposées par Brian sur la péninsule, qui abritait autrefois un port de pêche. L’imposant pâturage ficèle l’ensemble du tableau, pour un tout cohérent.
Depuis plus de 30 ans, l’architecte de renom cultive le riche paysage de Shobac comme il cultive sa terre: de façon éthique et démocratique. Bon nombre d’apprenti·e·s se sont d’ailleurs frottés aux rouages de l’architecture en donnant vie aux bâtiments qui composent le village. Car Shobac comporte aussi une facette éducative: c’est un véritable laboratoire pour les élèves qui y font leur stage. Les projets de Brian — tant ceux qu’il mène ici que ceux qu’il orchestre dans son cabinet, MacKay-Lyons Sweetapple Architects — mettent en valeur le contexte local: ses paysages, sa culture, son climat et ses matériaux.
De retour de son bureau à Lunenburg (il en possède aussi un à Halifax et un à Boulder, au Colorado), Brian troque ses habits sobres d’architecte pour ses vêtements de travail, avant de me retrouver au cœur de Shobac. Qui sait, il devra peut-être entrer dans l’enclos des moutons!
Ayant grandi à Arcadia, une petite communauté rurale adjacente à la ville de Yarmouth, en Nouvelle-Écosse, l’architecte est profondément imprégné par le métissage des cultures — mi’kmaq et acadienne — qui a teinté l’histoire de la région. Son travail aussi. Ça ne l’a pas empêché de faire le «grand tour» lorsqu’il était étudiant, pour trouver l’inspiration à la source et étoffer sa vision de ses propres racines.
«On parcourt le monde pour découvrir des endroits incroyables [qui sont le berceau de grandes cultures, de grands courants intemporels]. J’ai vécu à Sienne, en Toscane, pour la Renaissance; à Kyoto, au Japon, pour le paysage et les traditions; et on a passé quelques années à Los Angeles, en Californie, pour l’avant-garde. Nous avons beaucoup voyagé, mais il y a des endroits où nous préférons vivre.»
Pendant des milliers d’années, le site de Shobac a fait office de camp d’été pour les Mi’kmaq, qui allaient y récolter des mollusques. En 1604, l’explorateur français Samuel de Champlain y a accosté, alors que le lieu abritait un village de pêcheur·euse·s et d’agriculteur·trice·s acadiens. Ce dernier a finalement été colonisé par des protestant·e·s allemands, suisses et français à des fins agricoles. La communauté a été abandonnée au milieu du 20e siècle, mais les installations du port de pêche sont demeurées jusque dans les années 1970. Entre chaque vague de peuplement, les arbres ont recommencé à gagner du terrain.
C’est en 1988 qu’il a commencé à défricher la terre pour recréer un village agricole. Mais avant d’accueillir les bâtiments et le bétail, il fallait nettoyer et repenser l’espace, en fonction du vent, de la lumière, des saisons, notamment. Pour l’architecte, «la maison est le paysage».
Brian m’invite à visiter sa demeure principale, le Studio, qu’il habite avec sa conjointe, Marilyn. «Quand on préparait la terre, c’était l’endroit où l’on entendait le mieux le bruit de l’océan. On a coulé le béton un samedi matin et, une semaine plus tard, on recevait 15 personnes à souper. Il y avait une personne qui jouait de la musique, c’était une rencontre très agréable», se remémore-t-il encore. L’architecte, musicien lui aussi, compare les moments de construction à des sessions de jam.
Sur la terrasse, il me fait remarquer l’impact du toit bas, qui vient structurer la vue. D’un côté, on peut voir l’océan dans toute son immensité. De l’autre, la colline semble soudainement plus vallonnée. Pour Brian, ces détails n’ont rien à voir avec le choix de matériaux onéreux. Tout se joue ici dans l’intemporalité et l’intégration fluide du paysage — des aspects qu’il associe à une architecture démocratique.
Aux abords de sa maison, Brian a restauré une ancienne fondation de forteresse datant de 1500, pour en faire une pièce à ciel ouvert. Cet endroit, le préféré de Marilyn, est à la fois un coin repas et un salon, à l’abri des intempéries.
Suivant la lumière saisonnière, le couple habite la Chebogue Schoolhouse durant l’hiver. L’ancienne école, érigée en 1830, a été relocalisée de Chebogue à Shobac, et restaurée par l’architecte en 2007. Ses ancêtres ayant participé à la construction de l’établissement, Brian a choisi d’honorer les techniques traditionnelles dans sa restauration. Un projet qui a permis à ses stagiaires d’enrichir leur savoir-faire.
Sauvée d’une éventuelle démolition dans la vallée de l’Annapolis, la grange octogonale (la Barn) a également été déménagée à Shobac. Brian et ses étudiant·e·s l’ont rebâtie à partir des pièces originales, sur de nouvelles fondations. Une semaine après les travaux, un concert se tenait à l’intérieur. C’est un espace polyvalent, qui laisse place à l’imagination — tant que l’objectif demeure de rassembler les gens. «Il est parfois préférable de ne pas nommer les choses, de ne pas leur attribuer de fonction. Je vois ça comme une sorte de joker», explique Brian.
En sortant, il envoie la main au chauffeur du tracteur qui passe devant. Parallèlement à l’océan, nous marchons vers la petite péninsule qui abritait autrefois le port de pêche. Deux vaches, que Brian s’arrête pour nourrir, nous emboitent le pas. Sur la pointe, plusieurs bâtiments modernes à l’allure de cabanes de pêche cohabitent avec la Smith House, une maison composée de trois pavillons entourés d’un escalier monumental en granite. L’ensemble de l’œuvre, enveloppé d’acier Corten, est perché sur une acropole en pierre. De multiples cours sont enchâssées entre les bâtiments, créant des microclimats qui attrapent le soleil et bloquent le vent. Ici, c’est la disposition réfléchie des maisons qui forme la rue, et non la rue qui dicte leur emplacement.
Pour l’architecte, des bâtiments simples, mais soigneusement assemblés, peuvent composer un ensemble complexe. L’ordinaire devient alors extraordinaire. Cette idée-là, il l’associe aussi à la démocratie.
Brian MacKay-Lyons a érigé sa carrière autour du rythme, créant des œuvres intemporelles — empreintes de respect pour la terre où elles s’élèvent, mais aussi pour les peuples qui s’y sont succédé. Aujourd’hui, à Shobac, on cueille encore des mollusques sur la plage; le bétail se prélasse souverainement dans les enclos; les kitchen-party se poursuivent, comme le veut la tradition acadienne; et les ruines se sont transformées en refuges pour les habitant·e·s et les visiteur·euse·s. Enfin, les notes éparpillées du passé ont fini par s’assembler, pour former une mélodie bien ficelée par l’architecte.